Cass. Soc. 15 mai 2019, n°17-20.615

EXPOSE DES FAITS

Un salarié, embauché le 1er octobre 2010, en qualité de Directeur Général, Statut Cadre dirigeant, et rattaché hiérarchiquement directement au PDG de l’entreprise, est licencié le 6 décembre 2011 pour faute grave.

En substance, le salarié se voyait reprocher des divergences fréquentes et affichées sur les enjeux stratégiques, un dénigrement public de la direction, tout particulièrement dans le cadre d’un document de travail remis à un consultant extérieur, et dont il découlait pour la société une déloyauté, perte de confiance et intention de nuire. La société mettait notamment en exergue les fonctions et la position particulière du salarié, qui se devait donc d’être le soutien et le relais de la direction et de mettre en œuvre la politique définie par celle-ci. En tant que membre du comité de direction, il se trouvait astreint à une obligation de loyauté renforcée.  

Le salarié estimait pour sa part n’avoir fait qu’usage que de sa liberté d’expression, en dehors de tout exercice abusif, n’ayant notamment jamais diffusé un certain nombre des documents trouvés dans son ordinateur et sur lesquels l’employeur se fondait.

Par jugement du Conseil de prud’hommes de Lyon du 17 décembre 2015, confirmé par la Cour d’appel de Lyon dans un arrêt du 5 mai 2017, les juges du fonds retiennent le bien fondé du licenciement du salarié, relevant le caractère public et excessif de l’expression de ses divergences de vues avec son PDG.

Ce raisonnement n’est pas suivi par la Cour de Cassation, qui dans un arrêt du 15 mai 2019, casse l’arrêt de la Cour d’appel de Lyon au motif que « le document remis par le salarié au consultant, qui était chargé de mener une réflexion sur la stratégie du groupe et d'interroger les cadres, ne comportait pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs, et que les autres documents retrouvés dans l'ordinateur n'avaient pas fait l'objet d'une diffusion publique ».

OBSERVATIONS

L’arrêt commenté est intéressant en ce qu’il pose une nouvelle fois la question de l’obligation de réserve des cadres dirigeants. La nature de leur fonction et la protection des intérêts légitimes de l’entreprise justifient-elles une restriction apportée à leur liberté d’expression, au sens de l’article L 1121-1 du Code du travail ?

Les cadres de direction, à l’instar de tout salarié, bénéficient, dans et hors de l’entreprise, d’une liberté d’expression qui ne trouve sa limite que dans l’abus (Cass. Soc. 29 nov. 2006, n°04.48-012). De jurisprudence constante, l’abus est caractérisé lorsque les termes utilisés par le salarié sont injurieux, diffamatoires ou excessifs. En pratique, les juges se livrent à une appréciation au cas par cas, au regard notamment de la teneur des propos tenus, de leur degré de diffusion, de la nature de l’activité de l’entreprise mais également des fonctions occupées par le salarié.

Ainsi, la jurisprudence se montre-t-elle par principe plus sévère à l’égard des cadres que des autres collaborateurs. Pour autant, de l’examen de la jurisprudence, il est difficile de définir une véritable ligne de conduite en la matière. 

S’il est fort compréhensible que, au regard du pouvoir de nuisance de leurs propos sur leur efficacité et l’image de l’entreprise, les directions attendent de leurs équipes dirigeantes, dont elles sont le reflet, qu’elles portent leur politique et leur ligne stratégique, tant en interne qu’en externe, la jurisprudence, éloignée de cette contrainte, tend au contraire à protéger en premier lieu la liberté de tout salarié à s’exprimer sur les choix stratégiques de leur entreprise et à dénoncer tout éventuel dysfonctionnement.

Ainsi, l’arrêt du 15 mai 2019 s’inscrit-il dans la ligne de précédents arrêt rendus par la Cour de Cassation (Cass. Soc. 27 mars 2013, n°11-19.734 ; Cass. Soc. 23 septembre 2015, n°14-14.021), et dans le cadre desquels la haute juridiction avait déjà refusé de valider le licenciement de cadres en l’absence de caractérisation par l’employeur de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, nonobstant le fondement tenant au manquement à l’obligation de loyauté sur lequel celui-ci avait tenté de se placer. C’est ce même terrain et celui du dénigrement qui sont ici écartés par la Cour, au profit de la liberté fondamentale d’expression du salarié.

Les entreprises disposent-elles alors de moyens juridiques pour se prémunir des débordements de leurs cadres qui, s’ils ne sont pas abusifs au sens de la jurisprudence, sont véritablement susceptibles de leur nuire ? La question reste entière.

L’arrêt commenté présente un second intérêt, soulevé dans le second moyen au pourvoi principal du salarié.

En application de son contrat de travail, le salarié pouvait prétendre, à une rémunération variable, déterminée en fonction notamment d’objectifs personnels fixés au début de chaque année par la direction. Or, lorsque le salarié était licencié en décembre 2011, aucun objectif précis ne lui avait été fixé à cette date.

Constatant ce manquement par la société à son obligation contractuelle, le Conseil de prud’hommes de Lyon, dans un raisonnement inédit, et suivi en cela par la Cour d’appel de Lyon, octroie alors au salarié une somme, à titre de dommages et intérêts, en raison du préjudice qu’il subissait du fait de la perte de chance pour lui d’améliorer sa rémunération.

Dans son arrêt du 15 mai 2019, la Cour de Cassation, appliquant sa jurisprudence constante, casse l’arrêt d’appel sur ce point, en retenant que, en l’absence de fixation des objectifs, il appartenait au juge de fixer le montant de la rémunération variable en fonction des critères visés au contrat et des accords intervenus les années précédentes, et, à défaut, des données de la cause. Il s’agissait alors bien pour le salarié d’un rappel de rémunération due, et non de l’indemnisation d’un préjudice. 

PRINCIPAUX ATTENDUS

« Attendu que pour dire le licenciement fondé sur une faute grave, l'arrêt retient qu'à compter du mois de mars 2011, il apparaît que le salarié a, lors des comités de direction et des comités exécutifs auxquels il participait, affiché une divergence fréquente avec les enjeux stratégiques, que cette position affichée de divergence est ainsi exprimée dans un document de travail que le salarié a remis au consultant désigné par la direction pour mener un séminaire de réflexion stratégique et qui a, dans ce cadre, interviewé les cadres de la société, que l'attestation du consultant confirme que ce document, remis par le salarié spontanément, expose de manière très nette la position négative de ce dernier sur la stratégie menée, qu'il devait pourtant soutenir de par ses fonctions, ainsi que les termes excessifs tenus à l'encontre du PDG en ces termes « Un PDG en mode panique », « une équipe de direction qui ne comprend plus son PDG », qu'il importe peu que le consultant ait été ou non tenu à la confidentialité, qu'il n'en reste pas moins qu'en lui remettant ce document de travail, le salarié a exprimé publiquement et de manière excessive ses divergences avec son PDG alors qu'il était pourtant tenu à son endroit à une obligation de loyauté, que si les autres documents retrouvés dans son ordinateur et allégués par l'employeur à l'appui de la mesure de licenciement n'ont pas fait l'objet de diffusion publique, tel le projet de mail à un actionnaire de la société Eurocave (société Qualis) ou la lettre anonyme dans laquelle le salarié, se présentant comme un employé de la société, critique les décisions prises par la direction, indiquant en outre qu'elles sont contraires à l'opinion de « plusieurs personnes de la direction » ou encore le courriel adressé à Mme G..., dans laquelle il indique que le PDG « est visiblement reparti sur une paranoïa aigüe », il n'en reste pas moins que ces écrits, dont le salarié ne nie pas être l'auteur, confirment clairement sa divergence profonde envers sa direction, que sur ce point, les attestations produites par le salarié et émanant de plusieurs collègues, membres ou non du comité exécutif ne permettent pas de retenir que les divergences exprimées n'avaient pas de caractère excessif, que s'agissant des propos dénigrants envers le PDG, l'employeur produit la seule attestation du consultant qui rapporte que le salarié a tenu des propos virulents à l'encontre du PDG fin novembre 2011, que toutefois ces propos dont la teneur exacte n'est pas rapportée ont été tenus alors que la procédure de licenciement avait été lancée et ne peuvent donc être invoqués comme cause de celui-ci, qu'il résulte des éléments produits aux débats que le jugement entrepris doit être confirmé en ce qu'il a dit que le licenciement était bien fondé sur une faute grave ;

Qu'en statuant ainsi, alors que le document remis par le salarié au consultant, qui était chargé de mener une réflexion sur la stratégie du groupe et d'interroger les cadres, ne comportait pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs, et que les autres documents retrouvés dans l'ordinateur n'avaient pas fait l'objet d'une diffusion publique, la cour d'appel a violé les textes susvisés ; »

« Attendu que pour condamner la société à payer au salarié une certaine somme à titre de dommages-intérêts pour manquement à l'obligation contractuelle de fixer les objectifs permettant le calcul de la rémunération variable pour 2011, l'arrêt retient que début janvier 2011, l'employeur a fait connaître à l'ensemble des cadres des objectifs à atteindre à laquelle était annexé un tableau reprenant les objectifs individuels et indiquant qu'il convenait d'en discuter afin d'affiner les chiffres, que si aucun document ne permet de confirmer que le salarié a validé ces chiffres, il n'apparaît pas qu'il les ait contestés, qu'ayant été licencié début décembre 2011 il aurait donc dû à cette date connaître les éléments chiffrés concernant l'EBIT comme les objectifs atteints aux fins que soit calculée la prime d'objectifs à laquelle il a contractuellement droit, qu'en ne le faisant pas, et sans pouvoir lui reprocher sa carence dans l'administration de la preuve alors qu'il s'agit d'éléments comptables qu'elle seule détient, la société a manqué à son obligation contractuellement prévue et a privé le salarié d'une chance d'améliorer sa rémunération, lui causant ainsi un préjudice certain qui sera réparé par l'allocation d'une somme de 17 500 euros à titre de dommages-intérêts ;

Qu'en statuant ainsi, alors qu'en l'absence de fixation des objectifs, il lui appartenait de fixer le montant de la rémunération variable pour l'exercice 2011 en fonction des critères visés au contrat de travail et des accords conclus les années précédentes, et, à défaut, des données de la cause, la cour d'appel a violé les textes susvisés ; »

Cass. Soc. 15 mai 2019, n°17-20.615

Claire BUFFIN-CHAMPIN & Sylvain FLICOTEAUX

SELARL DELMAS FLICOTEAUX

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